D’une certaine manière, je ne me souviens pas de ce qu’il y a avant L’Attrape-Cœurs. Je pense que quelques livres étaient déjà passés entre mes mains, mais je n’en ai plus le souvenir. Ma mémoire a tout effacé, comme si elle entendait lui faire place nette.
J’étais élève à Paris, au lycée Turgot, à cette époque et j’imagine que le ciel était gris et la peinture des murs d’un jaune pâle, assez triste. Je devais être en seconde et avoir quinze ou seize ans. Ce n’était pas un lycée mixte. J’avais à peu près le même âge que Holden Caulfield, le héros du livre.
« Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c’est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d’enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m’avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j’ai pas envie de raconter ça et tout. »
Les murs jaunes et le ciel gris n’étaient pas indispensables mais ils offraient un environnement propice à la lecture de l’Attrape-Cœurs. La sensation d’enfermement, d’étouffement, de vivre dans un monde où il ne se passait rien ne m’était pas étrangère et les filles de mon âge étaient enfermées je ne savais où.
Ce livre n’allait pas me parler d’autre chose.
Mais pas de la manière dont aurait pu le faire un adulte ou même l’un de ces écrivains que l’on rencontrait dans le Lagarde et Michard, mais d’égal à égal et avec des mots qui étaient les miens. Ce fut ma première rencontre avec le style, du moins tel que je fus en mesure de le reconnaître car je n’avais pas encore identifié chez d’autres cette manière particulière de s’amuser avec les mots, de faire briller les phrases comme par magie.
L’Attrape-Cœurs racontait l’histoire d’un garçon de dix-sept ans qui fait une fugue dans Manhattan durant quelques jours, un peu avant Noël. Mais ce qui était fantastique, c’était le regard qu’il posait sur le monde et les réflexions que cette expérience lui inspirait. C’était une inquiétude, une souffrance, une colère, une lassitude que je connaissais bien. Jamais encore je n’avais senti avec cette force la voix d’un autre résonner à l’intérieur de ma poitrine.
Holden avait raison : ce monde n’avait rien de merveilleux. Et je pensais qu’il était d’autant moins merveilleux pour moi que je me trouvais de ce côté-ci de l’Atlantique et que les choses y étaient encore plus désolantes. Ce qui m’intéressait, à l’époque, à savoir la musique et les films, ce qui représentait les quelques lueurs d’un paysage qui semblait avoir sombré dans un brouillard fétide, les quelques bouées auxquelles je pouvais encore m’accrocher, tout cela venait d’Amérique. Ma rencontre avec Holden n’allait pas arranger les sentiments que je nourrissais à l’égard de mon pays.
Trop petit, trop vieux, trop endormi. Il était comme ces baisers qu’une vieille tante vous glisse dans le cou en vous reprochant de ne pas donner de vos nouvelles. C’était un pays chichiteux et collant. Il y planait un ennui effroyable. Le simple fait de respirer demandait un effort particulier.
Le monde des adultes ne m’intéressait pas. Peut-être encore moins que Holden. Qu’aurais-je fait d’une littérature qui ne s’adressait pas à moi ?
« Chaque fois que j’arrivais à une rue transversale et que je descendais de la saleté de trottoir, j’avais l’impression que je n’atteindrais jamais l’autre côté de la rue. Je sentais que j’allais m’enfoncer dans le sol, m’enfoncer encore et encore et personne ne me reverrait jamais. »
Il s’est passé une chose étrange, à mesure que j’écoutais Holden : j’eus tout à coup le sentiment que ce n’était pas moi qui allais vers lui, mais l’inverse. Que c’était lui qui me comprenait. Et c’était une expérience étonnante, une expérience très troublante, à laquelle se mêlait un sentiment d’excitation incontrôlable.
Je n’y étais pas préparé, et le choc en fut d’autant plus fort.
Jusque-là, j’avais toujours pensé que la tâche d’un écrivain, pour ce qui concernait l’écriture elle-même, consistait à appliquer certaines règles, plus ou moins les mêmes, en vue d’obtenir un produit aux qualités irréprochables. Je dois avouer que la plus grande part des subtilités de la langue m’échappait ou que je n’y trouvais pas matière à m’extasier durant des heures. J’avais l’impression que les écrivains se repassaient une sorte de savoir-faire qui empêchait souvent de les différencier les uns des autres en dehors de ce qu’ils racontaient. J’estimais grosso modo qu’ils puisaient tous à la même source, qu’il n’y avait pas trente-six manières de bien écrire, mais une seule, à laquelle il convenait de se conformer si l’on désirait en être. Salinger se chargea de me démontrer que je n’avais rien compris.
Il m’administra un remède de cheval. Sans doute le seul qui eût une chance de produire un effet, compte tenu de la gravité de mon état.
Je ne me souviens plus si j’ai réellement ri et pleuré en lisant L’Attrape-Cœurs, mais je sais que plusieurs jours après avoir refermé ce livre, j’en tremblais encore.
J’étais sans doute une proie idéale, à ce moment-là. Non seulement je n’étais pas sur mes gardes mais je n’avais aucune expérience de ce genre de terrain. J’étais comme un enfant qui découvre une machine infernale et se met à la retourner dans tous les sens.
Je finis par découvrir que je n’étais pas le seul à être tombé sous le charme de L’Attrape-Cœurs. Des millions d’exemplaires s’en étaient vendus à travers le monde et les errements de Holden Caulfield continuaient à faire des ravages. Sa désinvolture, son cynisme, son sens du pathétique, son humour, ses rêves de fuite et l’impuissance de sa révolte n’étaient pas tombés dans l’oreille de sourds. Nous étions très nombreux à y avoir succombé. Holden mettait nos blessures au jour et révélait nos angoisses en fonçant tête baissée contre le miroir d’un monde satisfait qui monopolisait la parole. Mais il y avait bien davantage. Holden avait une voix.
Ce n’était pas tant les choses qu’il disait que la manière dont il les disait. La sonorité, la syntaxe, le rythme de ses phrases. Dès les premiers mots se produisait un éblouissement, on était emporté par un courant, par une musique si inhabituelle que des frissons vous parcouraient des pieds à la tête.
À partir de ce moment, je me mis à regarder les écrivains d’un autre œil. Puis je relus L’Attrape-Cœurs plusieurs fois pour essayer de comprendre comment Salinger s’y était pris. Je le décortiquais, étudiais certains passages à la loupe ou par exemple je recopiais certaines phrases et m’amusais à déplacer un mot, changer une virgule ou supprimer une répétition pour m’apercevoir que la phrase ou le paragraphe entier s’écroulait alors, se desséchait et perdait ce que j’identifiais très facilement comme sa musique – la musique étant une matière que je maîtrisais beaucoup mieux.
Cet exercice, que je pratiquai durant plusieurs jours comme s’il se fût agi d’un de mes passe-temps favoris, me remplit d’admiration pour le travail de Salinger. Pour dire les choses plus franchement, j’étais estomaqué.
Bien entendu, on ne pouvait séparer le style de L’Attrape-Cœurs des épreuves que traversait Holden Caulfield. Mais enfin, même si sa vision du monde me touchait profondément, même si elle collait à la perfection avec les sentiments d’un garçon de mon âge, elle n’était pas une vraie révélation. Le cinéma et la musique étaient déjà passés par là. Non, la vraie révélation venait de l’écriture. Elle était si originale, si différente de tout ce que je connaissais et en même temps si évidente. Il me semblait qu’elle n’avait peur de rien, qu’elle était un éclair de pure énergie. Elle possédait ses propres règles et n’obéissait qu’à sa propre ambition. Elle était un mélange de souplesse, de fragilité et de force. Elle était la véritable et imparable réponse de Holden à ce fichu monde. Et la nôtre, par la même occasion.
Je me répétais aussi : quel courage ! J’avais beau ne pratiquement rien connaître de la littérature, je sentais que Salinger s’était attaqué à un mur de béton qu’il avait fini par renverser et qu’un parfum de sacrilège se dégageait de l’entreprise. Plus tard, je découvrirais que d’autres écrivains avaient accompli un travail de même nature, parfois bien avant Salinger, mais jamais plus ma surprise et ma confusion ne furent comparables.
Si j’accorde aujourd’hui ma préférence aux écrivains qui effectuent avant tout (je devrais dire par dessus tout) un travail sur la langue, c’est à Salinger que je le dois. Il n’y a pas de tâche plus difficile qu’un écrivain puisse s’imposer. Et à y bien regarder, je n’en vois pas d’autre. Raconter une histoire, quitte à lui faire subir tous les tourments imaginables que la « modernité » impose d’une époque ou d’une école à l’autre, de même que mettre en avant deux ou trois idées dont l’extrême importance n’est pas mise en doute, voilà qui est à la portée d’un très grand nombre et au mieux fait avancer la littérature d’un pas chancelant. Quant à se frotter à la matière, livrer le seul combat qui ait une raison d’être et suppose accorder au style la seule place qui lui convienne, c’est-à-dire la première, peu d’écrivains ont le cœur de s’y consacrer. Car on ne fait pas, comme Monsieur Jourdain, du style sans le savoir. C’est un travail long et pénible, dont on ne reçoit guère de récompenses. La plupart du temps, un écrivain est félicité pour les mauvaises raisons, rarement pour la magie de son écriture dont on ne sait trop quoi dire. Parler du style d’un écrivain est un exercice périlleux qui vous engage personnellement. Apprécier une histoire ou trouver à se mettre sous la dent un sujet polémique apparaît alors comme une bouffée d’oxygène que l’on s’empresse de partager.
Le problème vient également du fait que tous les écrivains s’imaginent avoir un style. Vous n’en verrez jamais un prétendre qu’il écrit mal et n’a reçu aucun don du ciel. Tous ceux qui pensent qu’il est question d’une grâce réagissent ainsi. Ils constituent un fleuve énorme, sombre et mou comme une traînée de lave dont la température, étrangement, avoisine le zéro. Les autres continuent à transpirer sur la rive. Ils savent que rien n’est acquis d’avance, sinon le vague et inutile talent qui consiste à reproduire ce maudit savoir-faire ad nauseam avec le sourire satisfait d’un patron d’Ikea.
Le style n’est pas un don naturel, contrairement à l’élégance ou à la faculté d’occuper un espace (de préférence médiatique). Si, pour simplifier, l’on déclarait que le style est le pouvoir de rassembler toutes les expériences d’un homme en une seule phrase, on prendrait alors la mesure de la chose. On verrait que rien ne peut être laissé au hasard ou soumis à des règles universelles. On verrait la difficulté de choisir un mot, de placer une virgule, de prendre différentes sortes de mesures. On verrait comment un écrivain construit une cathédrale ou bâtit un sublime opéra et l’on comprendrait que sans le style, sans le pouvoir de faire jaillir sa voix au-dessus des ronces, un écrivain n’est pas grand-chose. Nous avons de bons chroniqueurs, de bons scénaristes, de bons médecins de l’âme, de parfaits gentlemen et quelques visionnaires, mais combien de vrais créateurs, combien de véritables artistes ? Combien ont été assez fous pour ne pas reculer devant l’ampleur de l’obstacle ?
Accoucher d’un style (la naissance de la voix renverrait quant à elle au premier cri déchirant les poumons du nouveau-né) n’est pas une promenade de plaisir. Car non content de tailler sa propre voie dans la jungle, au risque de s’y engloutir, il faut assumer sa différence. Et il y aura beaucoup de solitude et beaucoup d’incompréhension à la clé.
Au moment où je découvris L’Attrape-Cœurs, on n’en savait pas beaucoup sur Salinger, sinon qu’il s’était plus ou moins retiré du monde et vivait cloîtré dans sa maison au fin fond du New Hampshire. J’imaginais que c’était là tout ce que l’on gagnait à s’éloigner de la norme : de la sueur et des larmes. Et peut-être n’avais-je pas tout à fait tort.
Quoi qu’il en soit, Salinger me simplifia la vie. Je pouvais désormais entrer dans une librairie en sachant ce que je venais y chercher. Je prenais un livre et, sans me soucier de ce qu’il racontait, j’en lisais un passage au hasard. Il me semblait que je pouvais à présent reconnaître un écrivain au premier coup d’œil. En fait, ils n’étaient pas si nombreux. J’attrapais surtout des crampes dans les bras.
L’exercice me permit de me rendre compte que ce n’étaient pas les idées qui manquaient. Au hasard de mes bribes de lecture, je tombais parfois sur des choses qui me rappelaient les sentiments que Holden éprouvait face à l’hypocrisie du monde et son imposture. Il n’était pas le seul à décrypter les codes, à ne rien comprendre aux filles, à considérer l’enfance comme un paradis perdu. Mais là où Salinger prenait son élan et s’envolait vers les cimes, les autres se satisfaisaient d’une balade paresseuse et ternissaient tout ce qui passait entre leurs mains.
Je me suis longtemps interrogé sur la fascination que les écrivains américains ont exercée sur moi. Si elle s’essouffle aujourd’hui, bien que Philip Roth et Bret Easton Ellis soient toujours au rendez-vous, je ne le dois pas d’avoir gagné en intelligence ou de m’être débarrassé d’un goût douteux pour le folklore : les Américains sont simplement moins bons depuis quelque temps. À force de lorgner sur l’Europe, ils ont pris tous nos défauts (le principal étant de verrouiller les acquis). Il se trouve néanmoins que lorsque je découvris le charme des librairies, tous les livres que j’en rapportais avaient traversé l’Atlantique. Mais cela ne me gênait pas beaucoup. Comme je n’imaginais pas qu’un jour l’on viendrait me chercher des poux dans la tête à propos de l’étroitesse de mes goûts littéraires, je n’hésitais pas à leur consacrer tout mon temps. La raison de cet engouement ? Ces écrivains avaient une voix. Il y avait un vrai travail sur l’écriture. Un travail qui ne visait pas à flatter l’esprit du lecteur mais son sens de la musique. Un travail sur l’intonation. Sur la vibration et la modulation d’une phrase. Sur sa beauté cachée. La plupart d’entre eux n’avaient rien d’autre à vous vendre. On avait l’impression qu’ils étaient devenus écrivains par nécessité, par la force des choses, et non pour avoir fréquenté le Quartier latin de long en large. Ils travaillaient à l’oreille, et non pas à la baguette. On sentait chez eux un besoin d’aller au plus juste, d’enraciner l’écriture à la vie, d’en faire quelque chose d’utile et d’indispensable. De ne pas œuvrer pour la reconnaissance de leurs pairs mais pour le bien du pays tout entier, ce à quoi la littérature est destinée.
Le style, malheureusement, ne souffre pas la dissection. Au premier coup de bistouri, la magie s’envole et s’en va rejoindre le territoire des âmes. On pourra ainsi me reprocher de parler dans le vide et de n’apporter aucune preuve de ce que j’avance. Certes. Mais je ne suis pas là pour vous démontrer quoi que ce soit. Il ne s’agit que d’une conversation amicale et détendue entre grandes personnes. Salinger démarre son livre par « Si vous voulez vraiment que je vous dise… ». Voulez-vous me voir tout saccager ? Voulez-vous que nous mettions des masques et que nous nous penchions sur chacun de ces mots pour en étudier la place et la consistance ? Voulez-vous que nous parlions de chacune des étincelles qu’ils produisent comme si nous étions des professionnels au cœur glacé ?
Et puis, soyons sérieux une minute : qui donc oserait prétendre que le style n’est qu’une question de musique ? Il se trouve, parmi les candidats à la littérature, des gens prêts à tous les sacrifices pour parvenir à leurs fins. Donnez-leur une montagne à avaler, promettez-leur des nuits sans sommeil et des années de pratique laborieuse, ils s’avanceront malgré tout comme un seul homme si le style est au bout du chemin. Or, s’il n’était question que d’apprendre le solfège, on voit mal ce qui empêcherait ces bons élèves d’écrire de bons livres. Il est donc temps d’ajouter que le style est à la fois une musique et une manière de regarder les choses, ou si l’on préfère une attitude ou encore une façon d’être, ou un point de vue, dans le sens où il s’agit de choisir la place, l’emplacement à partir duquel on observera le monde.
Je ne dis pas ça pour décourager qui que ce soit. Mais simplement avec l’espoir d’éclairer ce que je tâchais d’exprimer plus haut, à savoir que le style permet de concentrer toutes les expériences d’un homme en une seule phrase. Et je ne connais pas de professeur capable d’enseigner ce tour de force. Je connais par contre quelques écrivains qui n’ont que la musique mais j’hésite à les traiter de raclures de bidet : je pense qu’ils sont assez malheureux comme ça.